« Blablabla... Titaua est «plus sensible que les autres». Mais tu sais ce qu'il ressente les autres ? T'as comparé ? Enfin, elle l'a décidé, alors on la laisse dire. Et puis, du coup, à la douche, après,j'me suis un peu foutue de sa gueule tu vois, parce que, en fait, Astrid avait ma serviette et j'lui ai dit : «Dépêche-toi, moi je suis plus sensible au froid!» Mais bon, elle a pas trop entendu, elle était plus loin ... Blablabla... Et Elliot, au truc des mimes là, nan, tu mimes pas mais tu fais ce qui t'as le plus marqué, tu sais ? Ben là, il m'a imité. C'était trop drôle ! Parce que jeudi, tu vois, on était... Blablabla... »
Je la regarde, souris et hoche la tête au moment opportun, j'interviens par monosyllabe quand c'est nécessaire. Pas besoin de plus, elle est lancée sur le sujet, et son discours ne se tarira pas de sitôt.
Mais il ne faut pas croire que cela ne m'intéresse pas, que je me contente de subir son babillage par politesse. Au contraire, je suis toute ouïe et bois ses paroles, qu'elle a la bonté de déverser en flots continus, avec de courtes pauses pour se permettre de respirer, mais une demi-seconde s'écoule et déjà ce flux de souvenirs encore frais jaillit. Et je m'en fais le plus attentif des réceptacles, tout en sentant, au creux de ma gorge, un noeud se former. Je m'en détourne pour me passionner encore des aventures palpitantes vécues grâce au mini-camp par ma cadette, mais bientôt je n'arrive plus à ignorer cet amas me donnant mal au coeur. Formé de mes nombreux remords, innombrables regrets, entouré d'une immense nostalgie impossible à faire disparaître, cette boule me donne mal au coeur, et bientôt je sens les prémices des larmes. Heureusement, elle part à la douche, et arrête le supplice autodestructeur dans lequel je m'enfonçais consciemment.
Cependant, tout en entendant l'eau couler de l'autre côté de la porte, j'erre, incapable de réaliser quoi que ce soit, refusant de réfléchir, anesthésiant mes sentiments pour ne pas vomir de douleur. Impatiente, je tourne en rond, moi qui ne suis justement plus lion, mais toujours en cage. Je veux la suite, j'en veux encore, je m'estime dans le droit de tout savoir, j'exige d'arracher encore un peu de cette vie, par procuration.
Quand elle revient, en peignoir, dans ma chambre, son babil reprend et mon attention n'a pas faibli. Passage en revue réglementaire et apparemment obligatoire de tous les bleus et autres cicatrices récoltés avec le sourire par cette warrior qu'est ma petite soeur. Sioule, ronces, croutes portée seule alors que l'unité se passionne pour une souris... Elle me fait penser à moi, c'est prétentieux, horrible, et évidemment il m'est impossible de lui dire. Même les conseils que j'aimerais lui donner, afin de lui éviter des souffrances inutiles, pour qu'elle se fasse enfin respecter, ne répète pas les mêmes erreurs, je ne peux les énoncer sans me sentir d'une vanité plus qu'idiote. Ce n'est pas ma place.
« A table ! »
Elle s'interrompt, et alors qu'elle me regarde, gentiment, comme toujours, je sens soudain sur mes épaules peser le poids d'une immense solitude. Et parce qu'il ne nous est jamais possible de retourner en arrière, je ne suis pas sûre qu'elle me quitte un jour.